Fin de Soirée [PV Tommy]

Avant de passer le seuil du bar, au centre de la ville, Lilith leva les yeux vers le visage lisse et exquis de Thomas. Elle avait marché devant, emmitouflée dans sa redingote d’homme, au pas de course, et les bras étroitement croisés autour de sa poitrine pour ne pas sentir la froidure ignoble de la pluie, transperçant ses vêtements et sa peau pour s’insérer dans ses veines maintenant gelées ; elle savait que ses vêtements étaient humides, puisqu’une impression diffuse de glace fondante l’enveloppait aussi sûrement que son manteau masculin ; cela n’augmentait que le rythme de sa marche tyrannique, nerveuse et subtile. Depuis qu’elle avait quitté le cocon de la maison abandonné qui avait abrité une passion aussi naissante que psychédélique, aussi incroyable que stupide, elle se sentait mal à l’aise. Observée, détaillée, jaugée par un ennemi de l’ombre, ou son propre esprit tourné en dedans ; un esprit circonspect, assassin, paniqué de ce revirement de sentiments, de situation. Qui était-elle, pour tomber en pâmoison devant un Hunter fuyard, doux et pacifique, à la force surhumaine et inconditionnellement amoureux d’une sorcière ? Elle n’avait pas de clan. Elle était une paria. Elle ne comprenais plus, ne se comprenait plus. Elle leva le nez sous l’assaut de la pluie, le pied au bord du perron ; à l’intérieur, la musique, les rires et les cris d’ivrognes résonnaient. Elle sentait déjà les effluves nauséabonds du tabac, de la fumée, de l’alcool trop fort. Elle resserra la prise de ses bras autour d’elle, fixa la porte vitrée, sentait, humait, fleurait sa présence derrière elle, la présence de Thomas.

Elle ne comprenait pas. Elle l’avait amené ici, l’avait encouragé à venir ici (lui avait ordonné ?), et désormais s’apprêtait à continuer cette joute de séduction, de je t’aime moi non plus fulgurant et trompeur qui les secouait tous les deux. Elle ne se retournait pas, ne tenait pas à croiser son regard et sombrer de nouveau dans l’océan sombre et aveuglant ; elle restait figée, une petite seconde, alors que le poltergeist de ses pensées la heurtait aussi rudement que le vent de Secrets Town. Elle inspira violemment et essaya d’avancer la main vers la poignée de la porte ; ses muscles s’étaient figées. Elle souffrait profondément de sa condition soudain faible, de sa position inférieure et énamourée, mais le désir profond de Thomas, l’envie irrationnelle qu’il la suive sur chacun des chemins qu’elle empruntait, l’hypnotique adoration qu’il lui inspirait adoucissaient les scrupules qui normalement l’auraient fait fuir. Il, lui, Thomas, était le plus saint des anges de ce monde. Il la rendait sainte. De ses gestes doux et lents, de ses mots bas et tendres, il lui promettait une rédemption grandiose.

Elle se tourna enfin. Elle déglutit en silence et leva le visage vers le haut visage de l’inconnu découvert, de l’indicible perfection qui l’avait heurtée quelques heures plus tôt. La bouche close, les traits gelés par la température et néanmoins mobiles et légèrement souriants, elle passa le revers de sa main sur son front humide de pluie, et prit dans la sienne la grande main du colosse , et le tira légèrement en avant. La soirée pouvait commencer. Elle poussa la porte du bar, et sa voix en volutes échappa :

- Viens.

Lilith avait-elle froid ? Lilith avait-elle peur ? A quoi pensait-elle donc à l'instant, merveilleuse petite traitresse qu'elle était, femme passionée et passionante, nouvelle égérie des pensées du grand innocent ? Pourquoi c'était-elle arrêtée sur le pas de la porte, devant ce lieu si vivant, si plein d'énergie, certes imbibé et alcoolisé, mais vivant tout de même ? Que craignait-elle ? La vie ? Cette vie qui semblait s'être comme suspendu pendant ce court temps qu'ils avaient passé, l'un avec l'autre, dans cette maison abandonné. Seuls au monde. Ensemble. Ennemis. Amis. Amants. Qui étaient-ils donc maintenant ? Etait-ce ces questions qui habitaient l'esprit torturé, tortueux et tordus de Lilith ? Ou en était-ce d'autre ? Un Hunter et une Sorcière avaient-ils réellement le droit de se montrer ainsi ? Lui, Thomas, le Hunter rénégat, et Elle, Lilith, la sorcière traitre, Eux, y avait-il le droit ? Tant de question, si peu de réponse. Etait-ce ainsi que l'esprit de Lilith tournait ?

Il avait eu le temps de réfléchir, Thomas, pendant ces quelques minutes qu'ils avaient passé à marché, seuls, sous ses nuages lourds, sous cette pluie battante. Il avait pensé Thomas. Pour la première fois de sa vie, il s'était posé des questions sur la vie, sur la ville, sur Nailah, sur les femmes, et que sais-je encore... Il avait fait un bilan quasi complet de tout ce qu'il l'entourait. En quelques minutes. Il fallait dire que la vie de Thomas n'était pas si rempli, si bien que très vite, tout ça n'avait plus tourné qu'autour de rares détails. Lilith. Nailah. Les femmes. C'était bien la nuit des premières fois ça.

Comme un nouveau né qui découvre le monde, Thomas avait l'impression de découvrir la vie. De la savourer pleinement. De se découvrir lui même. C'était curieux. Elle s'était arrêtée, là, ce petit bout de femme qui semblait avoir tout chamboullé dans sa vie, maîtresse incontesté de l'imprévue et de la surprise, et tandis qu'il admirait son dos frémissant sous le froid, la courbe délicate de sa nuque qui se déssinait sous ses cheveux trempé, et le doute incroyable qui pulsait sous son crane, il se sentait devenir un homme nouveau. Non. Pas un homme nouveau. Il se sentait devenir un homme, tout simplement, se découvrant de nouvelles envies, de nouveaux fantasme, de nouveaux délirs. Homme et Hunter. Ami et Amant. L'homme qu'il fallait à Lilith, il en était sur. Plus en tout cas que n'importe lequel de ces Hunters malpropre qui ne pensait qu'à faire d'elle un jouet sexuel, un hobbie. Car Lilith devait aspirer à plus que ça. Elle devait devenir une femme. Une femme aimée, choyée, et protégée. Et pour ça, il lui fallait quelqu'un de bien.

Aussi, à cet instant, alors qu'elle lui intimait de venir, Thomas prit une bonne résolution : Il prendrait soin de Lilith. Dans la même mesure que Nailah, il la protégerait, il veillerait sur elle, s'enchaînant à elle. Comme un ami. Comme un frère. Il la couverait jusqu'à ce qu'elle trouve, enfin, un homme qui saurait être digne d'elle. Et lorsque lui, Thomas, son ami, son frère, son protecteur, déciderait que, enfin, elle avait trouvé un homme à sa mesure, alors seulement, il la laisserait partir. Parce qu'il n'aimait pas Lilith. Pas comme il aimait Nailah. Et si comme il le pensait - il en était d'ailleurs persuadé - c'était bien d'amour inconditionnel qu'il aimait Nailah, alors c'est qu'il devait aimé Lilith comme une soeur. Une cadette sur laquelle il devait veiller.

Il suivit Lilith à l'intérieur du bar donc, sans la regarder une seule fois. Sous sa forme de Hunter, méfiant et aux aguets, il guettait les regards qui indubitablement se posait sur eux. Un. Deux. Quatre. Dix. Treize hommes avaient déjà posé leurs yeux sur Lilith, le toisant lui du regard, s'interrogeant sans doute sur la relation qu'ils pouvaient bien partagé. S'ils savaient, tous ces males en rut, ce qu'il se passait actuellement dans l'esprit de Thomas, auraient-ils avec tant d'insouciance glissé leurs regards excités par l'alcool qui coulait dans leurs veines sur les courbes de sa belle. Certainement que non. Et ces treize là, lorsque de nouveau, leurs yeux croisèrent ceux de notre Thomas, ils détournèrent bien vite la tête, retournant à leurs boissons. Non. Sa Lilith n'était pas un morceau de viande qu'on pouvait ainsi dévorés de ce regard pervers et malsain. Pas sans finir la tête perché au bout d'un pieu, les yeux explosé d'une douleur suffocante.

Stop ! Il ne devait plus avoir de telles pensées violentes. Pas devant Lilith. Parce qu'elle était une sorcière, et que si tous ses instincts venaient à s'éveiller, elle serait très certainement la première à en patir. C'est pourquoi il détourna à son tour le regard de ces hommes vicieux pour le reporter sur l'adorable blonde près de lui. Et sa main toujours dans la sienne, ce fut à lui de l'entraîner vers une table, pour l'inviter, dans un geste d'une galanterie perdue, à s'assoir. Puis, lorsqu'il fut certain qu'elle serait bien installée, il alla s'assoir face à elle, jetant un vague regard au barman.

- Que vas-tu commander ?

L’ambiance du bar lui déplut immédiatement. Très peu de femmes pour tout un groupe d’hommes éméchés et libidineux, la plupart Hunters, et plein de cet éclat vacillant que confère l’alcool et le désir sexuel ; bref, un environnement qu’elle haïssait. Ses instincts sorciers, sa haine viscérale, malgré ses traitrises, de ces chasseurs stupides, réveillait la lumière enflammée de ses yeux, l’expression mauvaise de son visage, la force des battements de son cœur. Derrière elle, Thomas avançait à pas lents, et elle sentait sa main chaude et grande dans la sienne, encore humide et perdue dans l’immensité de ses doigts et de sa paume virils. Elle repéra une table, s’y rua d’une traite, non pas à pas précipités, mais d’une démarche lente et nerveuse : elle avait l’impression d’être entrée de son plein gré dans un nid de serpents affolés par sa présence. Le venin au bord des lèvres et l’arme au poing, ils semblaient prêts à cracher leur souffle mortel. Elle inspira profondément, évitant chaque regard, ignorant chaque geste. Ce bar n’était pas une bonne idée. Afficher une alliance Hunter – l’arme de Thomas était visible -, et sorcière –ces gens-là devaient humer, flairer sa nature- n’était pas une bonne idée. Rapidement, elle s’installa dans l’alcôve protectrice vers laquelle il l’amenait, assez éloignée du bar. Qui d’eux deux irait chercher les consommations ? Elle inspira profondément et calma d’un seul soupir la peur qui faisait battre son cœur : elle en avait vu d’autres et ne supportait pas de ressentir cette frayeur douce. Elle sourit à Thomas, oubliant un instant tout le trouble qu’elle jetait en elle, toutes les pensées contradictoires qu’il faisait germer en son esprit, toute cette attirance suffocante qu’il lançait vers elle et dont les filets l’étouffaient. Elle pinça les lèvres. Il ne la regardait plus comme il l’avait fixée dans la maison abandonnée, dans la ruelle dangereuse. Il ne le regardait plus, d’ailleurs. Il semblait penser à autre chose, il semblait ailleurs, soudain détaché d’elle et des charmes qu’elle essayait en vain de déclencher.

Décidément, elle n’était pas douée pour ce genre de choses. Pour la séduction, pour l’amour et le charnel. Elle laissa voguer son regard sur Thomas et se demanda ce qui lui était passé par la tête, pour qu’il évite son regard, son image, leur alchimie qu’elle avait pensé commune. Regrettait-il d’être venu, de s’être laissé amadouer par une sorcière, ou par elle-même ? Pensait-il à Nailah, avait-il l’impression de tromper son précieux et idéaliste amour ? Sentait-il en lui s’éveiller son caractère Hunter, perdait-il les douceurs du pacifisme, ici, dans l’antre de la violence chasseresse ? Représentait-il pour elle une menace ? Même si son pouvoir s’était régénéré, Lilith ne pensait pas pouvoir le tuer d’une seule balafre, ne pensait pas avoir l’énergie, le courage ou la force de caractère de soudain lui trancher la tête ou de perforer son cœur. Elle laissa son regard voguer au loin et lorsque la voix de Thomas tinta doucement, elle retrouva avec délice la tessiture tendre et grave, masculine et envoutante, les mots formés avec cette souplesse qui le caractérisait, et la douce torpeur que sa protection lui procurait. Lui, une menace ? Non, au contraire : il était l’allégorie de la sécurité.

Ce qu’elle allait commander ? Elle lui sourit légèrement, eut un temps de réflexion, tout en admirant l’éclat sombre des yeux en face d’elle, la lumière pâle de la peau, la splendeur ténébreuse de la chevelure et de la carrure. A elle, tout cela : à elle, un jour, elle posséderait, enfermerait cette beauté, savourerait cette extase, ce chef d’œuvre humain. Elle laissa voguer son regard, de nouveau, sur la salle, à la recherche d’inspiration. Que voulait-elle ? Elle était habituée à boire et ne pensait pas perdre les sens et la tête avant un certain temps ; mais désirait-elle accélérer ce processus, ou, au contraire, voir Thomas plonger dans l’alcool ne serait-ce qu’une demi-heure, en admirer avec lucidité les effets ? Elle ne savait pas. Voulait-elle s’occuper de lui, ou qu’il s’occupe d’elle ? Elle aurait le temps de choisir, et décida d’amorcer la soirée avec un cocktail simple, à mi chemin entre la force de l’alcool pur, et la douceur sécurisante d’une boisson inoffensive. Elle dit d’une voix calme :

- Je vais chercher les boissons. Je sais exactement ce qu’il te faut.

Elle se leva, et, resserrant les pans de son manteau d’homme autour d’elle, lui sourit. La simplicité d’un mélange sans trop de force, mais introduisant déjà la puissance sous-jacente de l’alcool, ferait du bien à Thomas. Il avait l’air bien trop méfiant, aux aguets, tendu et sérieux. Elle commença son périple vers le bar.